CHAPITRE II
Le guerrier qui avait félicité Orbret après son combat contre Orka Tommié se nommait Calhan Artov. Les deux jeunes gens sympathisèrent bientôt. Calhan mit Orbret au courant des usages de la maison et de ce que serait son service. L'emploi du temps d'Orbret se trouva particulièrement bousculé, mais cela ne déplut pas au jeune homme qui, de cette façon, commençait effectivement son apprentissage de soldat.
Les mois passèrent, et sa vie s'organisa, entre les tours de garde et les missions qu'on lui confiait, encore assez anodines mais qu'il mettait un point d'honneur à accomplir à la perfection. Il se levait tôt. Après ses ablutions et son petit déjeuner, il allait en la salle d'armes retrouver Orka Tommié et d'autres fidèles qui, comme lui, recherchaient la perfection dans l'art du combat. Il tirait au sabre – de bois ou d'acier –, mais aussi à la lance, à la hallebarde et, parce que ce n'était pas son point le plus fort, il s'entraînait consciencieusement au tir à l'arc. Il apprenait à se battre à cheval contre d'autres cavaliers, contre des hommes à pied ou bien, lui-même à terre se défendait contre des cavaliers qui le chargeaient, seuls ou en groupe.
Ces exercices n'allaient pas sans plaies ni bosses, et plus d'une fois Orbret se retrouva les membres enflés et la tête bourdonnante des coups reçus. Mais ces coups, il les rendait avec une belle ardeur, et ses progrès furent tels qu'il devint rapidement l'élève préféré d'Orka Tommié. Le maître passait plus de temps avec lui qu'avec n'importe quel autre de ses disciples.
— La prouesse guerrière n'est rien, dit-il un jour à Orbret. Si vous n'êtes pas capable de pénétrer l'importance des choses, aussi habile que vous soyez, vous resterez une brute bornée et votre seule raison de vivre sera la vaine recherche de l'exploit. Accordez votre vie avec ce qui vous entoure par la méditation, la mortification et la connaissance de vous-même.
— Mais l'exploit peut n'être pas vain, maître. Il peut amener à la connaissance !
Orka sourit.
— Il peut plus sûrement amener à la mort. Réfléchissez-y…
Orbret y réfléchit longuement. Des mois… Il dut admettre à sa grande honte qu'il n'entrevoyait pas le dixième de ce que voulait lui faire comprendre le maître. Mais il était jeune, et son sang bouillant s'accommodait mal de supputations philosophiques. Aussi continua-t-il à perfectionner sa technique du combat, remettant à plus tard sa recherche de la connaissance.
Orbret lisait un livre que lui avait prêté Orka et auquel il ne comprenait pas grand-chose – il traitait des religions des temps passés – quand on appela. Il leva la tête, saisit sa lampe à huile et demanda :
— Qui est là ?
— Calhan !
— Entre.
La porte s'ouvrit, et Calhan entra. Il salua son ami et s'assit. Son œil brillait d'une lueur qui intrigua Orbret.
— Je voudrais te parler, dit Calhan. Tu as un peu de temps ?
— Bien sûr… De quoi veux-tu m’entretenir ?
— D’amour !
Orbret ouvrit une bouche tellement ronde que Calhan éclata de rire. Il rit même si bien que des larmes ruisselèrent jusque dans sa barbe.
— Rassure-toi ! s'écria-il. Je n'ai pas les goûts délicats de notre seigneur ! C'est d'une femme que je veux te parler !
Orbret ne répliqua pas, méfiant. Il restait d'une prudente réserve vis-à-vis des femmes qui vivaient au palais, qu'elles fussent nobles ou servantes. Sans doute, en quelques occasions, l'une ou l'autre de ces personnes était passée dans sa couche, ce qui lui avait permis de connaître que l'acte d'amour était fort agréable ; mais en fait, il était toujours hanté par la vision de dame Zelmiane. Il l'avait revue plusieurs fois et s'était senti de plus en plus troublé.
— Une femme belle comme le soleil ! poursuivit Calhan avec emphase.
Orbret faillit répliquer qu'il ne connaissait qu'une seule femme belle comme le soleil. Mais il reste coi.
— C'est une des suivantes de dame Ono, l'épouse de notre seigneur.
Orbret soupira, tout en se trouvant sot d'être pareillement soulagé. Qu'avait-il donc craint ? Que Calhan soit amoureux de sa belle ?
— Et comment se nomme cette admirable personne ? demanda-t-il ironiquement.
— Je n'en ai aucune idée ! Elle n'est que depuis peu au palais. Je l'ai rencontrée aux étuves… Un corps… Des seins…
Calhan gloussa et transforma son trouble évident en paillardise :
— Un cul, mon ami… Fait tout juste pour mes deux mains !
Orbret sourit, songeant qu'effectivement de nouvelles têtes étaient apparues depuis peu au palais mais qu'il n'avait pas particulièrement remarqué les culs !
— Et qu'est-ce que tu as l'intention de faire ?
Calhan eut l'air gêné.
— Eh bien… Pourrais-tu me rendre un service ?
— Moi ?
— Oui… J'ai écrit un poème, que je me propose d'aller accrocher non loin de sa chambre…
— Parce que tu sais où se trouve sa chambre ?
— Oui… Je l'ai observée durant plusieurs nuits et…
— Elle s'est aperçue que tu l’observais ?
— Bien sûr ! Elle m'a même souri !
L'enthousiasme de Calhan était si débordant qu'Orbret éclata de rire.
— Qu'est-ce que tu attends de moi ?
— Que tu lises mon poème et que tu me dises… franchement, comme un ami… si tu le trouves bon ou ridicule.
Orbret hésita. Il était très étonné par la requête de son camarade. À vrai dire, il se sentait gêné que celui-ci veuille ainsi le mêler à ses affaires de cœur. Il ne se sentait guère qualifié pour juger d'un poème.
— Je t'en prie ! supplia Calhan. Si cette jeune fille se moque de moi, je n'aurai plus qu'à m'enfuir du palais et à me faire guerrier errant !
Orbret trouva que Calhan en faisait un peu trop. Mais il devina aussi que son condisciple en rajoutait volontairement pour le faire rire et, de fait, il pouffa.
— C'est bon, céda-t-il. Montre-moi ce poème.
Calhan fouilla dans sa jaquette de cuir et en sortit un papier délicatement plié. Il le tendit à son hôte. Orbret le prit et lut à mi-voix :
— Le vol de l'hirondelle me porte vers celle qui méfait rêver… Comme j'aimerais qu'elle me rejoigne auprès du saule pleureur…
Il sourit. Il ne s'était pas attendu à une telle délicatesse chez Calhan. Lorsqu'il leva la tête, son ami semblait à la torture.
— C'est charmant, dit Orbret avec sincérité. Mais tu en profites pour fixer un rendez-vous à ta belle. Ne crains-tu pas qu'elle le prenne mal ?
Calhan eut un geste fataliste.
— Je pense à elle depuis des jours et des jours. Il faut que je me décide. Sinon, un autre me la prendra, et je serai bien avancé !
— Oui… C'est vrai.
Orbret rendit le poème à son compagnon.
— Maintenant, reprit ce dernier, viens avec moi. Nous allons lui porter le papier !
Orbret tressaillit.
— Quoi ! Tu es fou ! Ne compte pas sur moi pour t'accompagner à un rendez-vous galant !
Calhan lui tendit les mains.
— Écoute, il le faut…
— Il ne faut rien du tout ! Je n'irai pas avec toi courtiser…
— Mais il ne s'agit pas de ça !
Méfiant, Orbret considéra son camarade.
— De quoi s'agit-il, alors ?
— D'une simple ronde. J'en profiterai pour accrocher ce message sur le tronc d'un pin qui pousse juste devant sa chambre.
— Mais tu n'as pas besoin de moi pour ça !
— Il est plus logique de patrouiller à deux que tout seul.
— Tu as vraiment réponse à tout, toi !
Calhan ne dit mot. Orbret grommela avec humeur :
— J'allais me coucher !
— Menteur ! Tu n'es même pas déshabillé. Et tout le monde sait que tu travailles tard sur tes livres… Orbret… On en aura pour moins d'une demi-heure !
Calhan soupira.
— La vérité, mon ami, c'est que… que je suis toujours vierge… Je suis timide à mourir en face des femmes. Si tu ne viens pas avec moi, je n'aurai pas le courage d'y aller. Je t'en supplie… Au nom de notre amitié !
Orbret était désarmé par cet aveu. Il considéra son ami avec d'autres yeux. Calhan semblait avoir de la sensibilité, des sentiments et l'honnêteté morale d'avouer ses faiblesses.
— C'est bon, soupira-t-il. Va chercher ton sabre et ton poignard.
— Mon sabre et mon poignard ! Pour quoi faire ?
— Tu as déjà vu deux guerriers patrouiller sans leurs armes ?
Calhan grimaça comiquement. Il se leva.
— Tu as raison ! Je ne suis qu'un imbécile ! Je reviens !
Il sortit. Orbret enfila sa jaquette et passa son sabre et son poignard dans son ceinturon. Il n'alla tout de même pas jusqu'à revêtir sa cotte de mailles. Il ne partait pas en guerre !
Son condisciple reparut bientôt, en armes. Sans un mot, les jeunes gens sortirent et prirent le chemin du gynécée. La nuit était claire. Une brise caressa le visage des deux soldats, leur apportant des effluves de magnolia. Orbret se sentit bien, en accord avec lui-même. Cette promenade nocturne inattendue lui apportait une sérénité qui l'étonnait.
— Comme tout est beau, murmura-t-il.
— C'est vrai, répondit Calhan. Hélas, je ne sais pas si nous pourrons jouir longtemps de la bonne vie que nous avons à Matilan.
Étonné, Orbret tourna la tête vers son compagnon.
— Et pourquoi ça ?
— Hier, j'ai entendu Couille-de-fer qui s'entretenait avec notre seigneur. Il paraît que des troubles ont éclaté dans l'île de Kulin. Peut-être devrons-nous bientôt retourner là-bas pour nous battre.
Il soupira et ajouta d'une voix sourde :
— Comprends-tu pourquoi j'ai hâte de me déclarer ? Si je dois mourir au combat, mon âme sera bourrelée du regret d'avoir tu mon amour à cette jeune fille !
Les deux amis passèrent derrière une tonnelle couverte de glycines en fleurs qui les étourdirent par la violence de leur parfum. Puis ils se tapirent dans l'ombre d'une haie et, prudemment, jetèrent un coup d'œil en direction de la longue maison qui abritait les chambres des dames de compagnie et des concubines. Des lampes brûlaient, accrochées à des pieux, leurs flammes vacillant dans le vent nocturne.
Pendant plusieurs minutes, rien ne se passa ; Orbret devina, à son souffle irrégulier, la déception de son ami. Dans un certain sens, il la partageait. Lui aussi, tout à coup, avait envie d'admirer cette fameuse beauté !
— Crois-tu qu'elle apparaîtra ? souffla Calhan.
Juste comme il prononçait ces paroles, une porte s'ouvrit.
— C'est elle !
Calhan avait posé la main sur le bras d'Orbret et le serrait à le griffer. Le jeune homme sentit sa bouche se dessécher. La demoiselle était effectivement exquise – moins tout de même que dame Zelmiane, mais dame Zelmiane était incomparable – et elle portait la tenue des dames du sud.
— Qu'elle est… belle ! geignit Calhan.
Orbret allait répliquer. Mais une autre jeune fille sortit. Elle ne portait, elle, que l'étroit pagne blanc qui formait son linge de corps. Ses cheveux sombres retombaient le long de son dos, plus bas que ses reins, et Orbret remarqua des tatouages, sur sa cuisse droite et son sein gauche. Il eut du mal à s'humecter les lèvres. En dehors des étuves, il était rare que les dames du palais s'exhibent en tenue aussi légère… Il est vrai que personne n'était sensé les voir, à cette heure et en ce lieu.
Les deux beautés devisaient à voix basse. Leur conversation était parfois interrompue par de petits éclats de rire, et elles cachaient alors leur visage derrière leurs mains. Le spectacle était charmant, mais Orbret aurait aimé savoir de quoi elles pouvaient parler. Il était sûr qu'ils avaient été aperçus, Calhan et lui, et que les suivantes se moquaient d'eux.
— Qu'est-ce qu'on fait ? soupira misérablement Calhan.
Orbret le dévisagea sans indulgence.
— N'avais-tu pas l'intention d'accrocher ton poème…
Calhan secoua la tête avec véhémence.
— Je n'oserai jamais !
— Mais…
À ce moment, la belle amie de Calhan, en un geste empli de rouerie, dénoua sa jupe et la laissa choir. En dessous, elle ne portait pas même de pagne. Calhan hoqueta.
— Donne-le-lui, toi ! s'écria-t-il.
Avant qu'Orbret ait eu le temps de réagir, il lui avait glissé son poème dans la main et déguerpissait. Orbret en suffoqua d'indignation.
— Lâche ! clama-t-il vers la silhouette qui filait plus vite que le vent.
Il se retrouvait seul, et dans la plus ridicule des situations. Debout au milieu d'un fourré, son papier entre les mains, sous les yeux narquois des deux jeunes filles qui n'avaient rien perdu de la scène. Il ne savait que faire. S'il tournait les talons et filait, il serait aussi grotesque que Calhan. S'il restait planté là, il deviendrait la risée des deux péronnelles et de leurs amies qui, bien entendu, devaient surveiller le tableau de leurs chambres.
Grinçant des dents, déterminé à se venger de Calhan à la première occasion, Orbret se dirigea lentement vers les beautés dénudées ; lesquelles, subitement, cessèrent de rire, étonnées par son audace. Il s'arrêta à trois pas d'elles, s'inclina sobrement et, sans un mot, accrocha son message à une branche basse du pin. Puis il fit demi-tour et s'en alla.
La séance d'entraînement du lendemain vit Orbret infliger une correction mémorable à Calhan. Parmi ceux qui assistèrent à leur duel au sabre de bois, nul ne comprit le pourquoi de l'agressivité inhabituelle d'Orbret Afeytah envers celui qui, jusque-là, était son ami.
Calhan, lui, comprit ! Et loin d'en vouloir à son condisciple des multiples meurtrissures que celui-ci lui infligea, un peu plus tard, après qu'ils se fussent baignés, il l'invita dans une taverne voisine du palais et lui fit ses excuses pour sa piètre conduite.
— Je ne sais pas ce qui m'a pris, dit-il sombrement. J'ai eu un instant de panique lorsque… lorsqu'elle s'est mise toute nue ! Moi qui ne reculerais pas devant une armée de démons… J'ai dû devenir fou !
Il rit.
— Quelle audace, tout de même ! À ton avis, pourquoi est-ce qu'elle s'est déshabillée ?
— Devine, idiot !
Calhan devint tout rouge et but un grand coup de vin.
— En tout cas, reprit Orbret, c'est la dernière fois que je me mêle de tes amours. À l'avenir, tu feras tes commissions toi-même !
— Rassure-toi ! Plus jamais je ne manquerai de courage comme hier soir… Ou bien je me percerai la poitrine sur-le-champ !
Orbret estima que mettre fin à ses jours pour une question aussi futile qu'un rendez-vous galant raté était parfaitement déplacé. Mais il ne dit rien. C'étaient les affaires de Calhan. Puis, les nécessités de son service et l'entraînement lui prenant de plus en plus de temps, il oublia l'affaire.
Il nota pourtant, au cours des semaines suivantes, qu'il lui arrivait fréquemment de croiser dans les couloirs du palais ou dans les jardins l'amie de la belle de Calhan, la demoiselle au pagne. À chaque fois, il la saluait très poliment… et pensait aux tatouages sur sa jolie cuisse et son beau sein rond… Et puis, invariablement, il songeait à dame Zelmiane et soupirait.
Environ un mois plus tard, un jour qu'il s'était rendu aux étuves et qu'il se détendait, juste sous le large tuyau d'arrivée d'eau chaude, regardant distraitement les formes opulentes d'une dame d'atours qui se baignait non loin de lui, il vit entrer un soldat. L'homme paraissait hors de lui.
— Orka Tommié est mort ! cria le guerrier sans prendre le temps de saluer ses camarades.
Orbret se releva, éclaboussant tout autour de lui. Malgré la domination qu'il tentait d'exercer sur ses sentiments, cette nouvelle lui avait fait l'effet d'un coup violent.
Les autres baigneurs étaient aussi stupéfaits.
— Orka Tommié est mort ? s'écria l'un d'eux. Comment cela s'est-il fait ?
Le soldat avait de la peine à parler, tant sa bouche tremblait :
— C'est… c'est un guerrier errant qui… qui l'a défié ! Il savait qu'Orka était un maître et… il a voulu se mesurer à lui ! Pas tous les démons, ce… ce maudit était lui aussi un maître ! Il a tué Orka !
Un grand silence suivit les paroles du garde. La consternation était générale. Accablés, les baigneurs sortirent de l'eau, se séchèrent avec des gestes lents. Orbret passa ses braies. Il avait de la peine à retenir ses larmes. Il s'était pris d'affection pour Orka Tommié. Le maître ne lui avait jamais rien épargné, le traitant sans ménagement, mais le jeune homme avait deviné l'intérêt qu'il lui portait, et peut-être même son amitié. Quant à lui, s'il l'appelait par son sobriquet de « Couille-de-fer » avec ses camarades, il ne s'était jamais départi du respect qu'il lui portait. Son chagrin était aussi grand que s'il avait appris la mort de son père ou celle de Lodhi-Nam.
Les guerriers posaient mille questions. Ils se coupaient la parole les uns les autres. Orbret les écouta un instant, puis il se posta devant celui qui leur avait appris la nouvelle.
— Le duel a-t-il été loyal ? demanda-t-il d'une voix si dure, si déterminée, qu'elle imposa le silence à chacun.
Le soldat acquiesça.
— Oui, Orbret Afeytah. Il s'est déroulé selon les règles.
— Comment Orka Tommié a-t-il pu être tué ? cria quelqu'un. C'est le plus fort d'entre nous !
— Un maître trouve toujours un autre maître sur sa route, dit Orbret. La voie des armes est tortueuse.
Ses compagnons le considérèrent avec étonnement. Lui-même se sentit troublé. Qu'est-ce qui lui prenait de parler comme Orka Tommié avait l'habitude de le faire ?
Pendant une longue minute, nul ne dit mot. Chacun regardait Orbret, qui restait pensif. Enfin, un des hommes se racla la gorge avant de déclarer :
— L'honneur de notre clan est gravement entaché.
Cette simple phrase entraîna une tempête d'exclamations et de discussions :
— Nous devons venger Orka Tommié…
— Notre clan ne peut perdre la face…
— Allons massacrer ce chien…
— Rapportons sa tête à notre seigneur…
Tous ces cris attiraient du monde. D'autres guerriers étaient accourus, mais aussi des serviteurs et même des femmes. Parmi elles, Orbret nota la présence de la belle auprès de qui Calhan soupirait, accompagnée de son amie. Elles ne portaient pas leurs aguichantes tenues légères mais de sobres tuniques, et leurs cheveux étaient nattés. Il rougit qu'elles le surprennent en tenue débraillée.
Toutefois, il y avait plus important. L'honneur du clan Hazuka exigeait en effet qu'Orka Tommié soit vengé. Orbret déclara, avec une autorité inattendue :
— C'est moi qui défierai ce guerrier errant !
Pourquoi il avait dit cela, il ne le savait pas au juste.
Ses paroles avaient coulé comme le jaillissement de son sabre hors du fourreau. Toutes les têtes se tournèrent vers lui.
— Pourquoi vous, Orbret Afeytah ? s'écria un de ses collègues.
Orbret se retourna vers lui. C'était le garde âgé qui lui avait parlé sévèrement, le jour où il s'était laissé aller à l'enthousiasme en évoquant dame Zelmiane. Depuis, le jeune homme avait appris qu'il se nommait Faraton Alb et qu'il était au service du clan depuis près de vingt-cinq ans. C'était une personne hautement respectable et respectée. Cependant, Orbret lui répondit fermement :
— Le duel entre Orka Tommié et cet errant a été loyal. Il serait déshonorant pour notre blason que vous attaquiez l'homme en vous y mettant à plusieurs. J'étais le premier disciple d'Orka. C'est donc à moi de le venger.
Un long silence fit suite à ces mots. Orbret entendit les trilles d'une grive. Comme malgré lui, il regarda en direction des deux jeunes femmes. Il eut un violent coup au cœur. À l'arrière-plan, il venait de distinguer une silhouette qu'il aurait reconnue entre mille.
— Nous rendons hommage à votre fougue et à votre fidélité, Orbret Afeytah, dit enfin Faraton Alb. Mais êtes-vous l'homme qu'il faut pour défier un maître ?
Orbret se rebiffa :
— Et pourquoi ne le serais-je pas ?
— Vous êtes jeune, inexpérimenté…
Le vieux guerrier avait raison. Mais Orbret ne faiblit pas. Il défia ses compagnons du regard.
— J'ai dit que je me battrais avec cet errant, et je le ferai ! Nul ne m'en empêchera !
Il leva les poings au-dessus de sa tête en un mouvement si farouche que les soldats qui se tenaient à côté de lui reculèrent, impressionnés.
— C'est bon, conclut Faraton Alb. Vous défierez cet errant… Mais sachez que si vous ne le tuez pas, nous exigerons que vous vous suicidiez, car vous aurez gâché les dernières chances de notre maison de sauver son honneur.
L'exaltation d'Orbret était telle qu'elle lui faisait tourner la tête. Le jeune homme savait que ce n'était pas bon pour lui et qu'il aurait dû garder l'esprit clair. Il inspira profondément, pour se calmer.
— Ce sera inutile. Si je ne tue pas cet homme, lui me tuera !
Il tourna les talons et s'éloigna. Mais au moment où il passait devant le groupe des femmes, il se retourna et cria :
— Allez dire à cet errant que je le retrouverai dans une heure devant le temple des Moissons et que s'il ne vient pas, il sera la honte de ses ancêtres !
Les tempes battantes, il s'enfonça dans les profondeurs du parc. Il voulait être seul pour prier… et pour penser à Zelmiane !
Orbret ne fut pas surpris quand la porte de la petite chapelle où il s'était retiré s'ouvrit et que Calhan apparut. Son ami s'inclina devant lui, cérémonieux.
— Je suis venu t’assister !
Orbret était agenouillé devant l'autel du dieu des combats et récitait une prière. Il tourna la tête vers son camarade.
— Je te remercie, mais je n'ai pas besoin qu'on m'assiste.
Calhan secoua la tête avec la dernière énergie.
— Au contraire ! Es-tu sûr que ce chien n'a pas des amis prêts à intervenir si tu prends l’avantage ?
L'argument était valable, et Orbret y réfléchit. Son excitation étant tombée avec la prière, il entrevoyait plus lucidement les instants à venir.
— Tu as peut-être raison, grommela-t-il.
— Bien sûr que j'ai raison !
Calhan tapota la garde de son sabre.
— Je ne suis pas aussi brillant que toi, mais mes armes seront là pour seconder les tiennes si nécessaire. Et…
— Je ne me battrai pas avec mon sabre.
Les mots d'Orbret coupèrent net la phrase de son condisciple. Celui-ci le dévisagea comme s'il avait affaire à un fou.
— Tu… tu ne te battras pas avec ton sabre ?
— Non.
Orbret se releva. Il caressa le fourreau de son arme, passé dans sa ceinture.
— Mais tu vas te faire étriper !
Orbret fit face à Calhan. Il lui parla avec un grand calme, en homme réfléchi et non en adolescent de dix-huit ans :
— Si cet errant a tué Orka Tommié, c'est qu'il est expert au sabre. Il est évident que je ne suis pas assez habile pour lui résister. Par contre, au sabre de bois, je suis très fort. N'ai-je pas touché Orka le jour de mon arrivée ? J'ai même plusieurs fois réédité cet exploit.
— Sans doute, mais…
— Durant toute mon enfance, j'ai été l'élève de Lodhi-Nam, qui était un maître au sabre de bois… Calhan, crois-moi, ma seule chance est d'affronter ce guerrier avec l'arme qui m'est la plus familière.
Calhan resta coi. Orbret eut un sourire.
— Et puis je me suis fait le serment de ne tirer mon sabre que lorsque l'occasion en vaudra la peine. Affronter un vulgaire errant n'est pas assez noble.
Calhan acquiesça gravement.
— Tes raisons sont valables… Mais je crois vraiment que tu es un peu fou.
Orbret sourit encore.
— Nous discuterons de cette grave question plus tard. Il est temps d'aller au temple. Viens avec moi, puisque tu y tiens.
Tous deux sortirent. Ils passèrent par la salle d'armes, où Orbret décrocha d'un des râteliers le lourd sabre de chêne rouge qui était son arme d'entraînement préférée. Il l'éleva devant ses yeux et le salua comme si ç'avait été un noble sabre d'acier. Cette arme de bois n'était pas un vulgaire gourdin durci et patiné mais, en cet instant, une excroissance de son corps et de son âme.
Il sortit de sa méditation, la passa à sa ceinture.
— Allons-y, dit-il.
Calhan et lui se dirigèrent vers la porte du palais. Là, ils rencontrèrent plusieurs guerriers en armes. Parmi eux se trouvait Faraton Alb.
— Ne vous offusquez pas de notre présence, expliqua ce dernier. Nous souhaitons vous servir de témoins pour rapporter à notre seigneur quelles seront les circonstances de votre combat.
Orbret ne s'y trompa point. Tout comme Calhan, ses compagnons étaient là afin d'intervenir au cas où le duel ne se déroulerait pas loyalement. Il en fut touché.
— Je vous remercie, assura-t-il.
La petite troupe se dirigea vers le temple des Moissons, à travers les rues de Matilan. Le soir tombait, apportant des senteurs de tilleul. Il ferait bon pour le combat. Orbret n'envisageait pas de mourir. Mais si cela devait se produire, autant que ce soit à la fin d'une belle journée.
Nul ne parla durant le trajet. Devant le temple, assis sur le sol en face de la déesse des Moissons, majestueuse statue aux multiples mamelles, un homme attendait, assez misérablement vêtu, son sabre posé sur ses jambes repliées. Orbret le regarda. Il remarqua qu'une foule inhabituelle vaquait à des occupations peu en rapport avec la sainteté du lieu. Les nouvelles se propageaient vite ! Un duel représentait un spectacle de choix pour les badauds.
Les soldats qui escortaient le jeune homme restèrent en arrière, et il avança seul. Le guerrier errant avait tourné la tête. Orbret nota une lueur d'étonnement dans ses yeux. L'homme ne s'était pas attendu à être défié par quelqu'un d'aussi jeune.
Orbret s'arrêta, inclina la tête. Il attendit que son vis-à-vis lui rende son salut mais, au lieu de paroles de politesse, ce fut un rire méprisant qui fusa des lèvres du misérable.
— Vous avez besoin d'une escorte pour venir vous battre ? Peut-être avez-vous l'intention de vous faire aider !
Orbret ouvrit la bouche, outré. Malgré son parti pris d'impassibilité, il était révolté par la grossièreté de l'errant. Cinglant, il riposta :
— Avez-vous coutume d'insulter vos adversaires avant de les affronter ? Ce sont là des usages de brigand, pas de chevalier ! Vous êtes peut-être habile au sabre, mais vous ne valez pas grand-chose de bon !
L'autre fronça les sourcils et se leva. Orbret s'aperçut qu'il était beaucoup plus petit que lui, mais plus large. Ses épaules gonflaient sa jaquette aux couleurs fanées.
— Comment vous appelez-vous, impudent ? gronda-t-il.
— Orbret Afeytah… Et vous ?
— Sachez que je suis Mataqara, et que nul ne m'a parlé comme vous venez de le faire sans que sa tête ne vole dans la poussière. Qui est votre maître ?
— Orka Tommié était mon maître. Mais auparavant, j'avais étudié sous la direction de Lodhi-Nam…
— Jamais entendu parler…
— Il vivait au manoir de mon père. J'ai tiré contre lui alors que je n'avais pas trois ans.
Le guerrier errant réfléchissait. Il montra les hommes d'armes qui attendaient à une trentaine de pas.
— Qu'est-ce qui me garantit que ceux-là ne vont pas essayer de me frapper pendant que je vous combattrai ?
— Qu'est-ce qui me garantit que vous n'avez pas une bande cachée dans le temple et qui se prépare à me tomber dessus ?
L'étranger eut un petit sourire.
— Méfiant, hein ?
— Tout comme vous, j'imagine.
Mataqara se racla la gorge.
— Veuillez m'excuser pour ma grossièreté de tout à l'heure. Cette troupe m'avait mis en fureur.
— Pourquoi avez-vous défié Orka Tommié ?
Le visage du guerrier se fit grave.
— Orka Tommié était un maître hautement respecté. Je suis moi-même un maître. Il était donc normal que je le défie et que je le tue… Ou qu'il me tue… N'êtes-vous pas en train de me défier ? C'est l'unique voie, l'unique vérité. C'est ma quête… N'est-ce pas la vôtre ?
— Je suis jeune. Je n'en suis qu'au début de ma quête.
— Je crains que vous ne soyez déjà à sa fin !
— Je dois venger Orka Tommié et l'honneur de mon clan.
— Ce sont de nobles pensées. Je suis votre homme. Mais… (Mataqara montra le sabre de bois) vous n'espérez tout de même pas me vaincre avec ça ?
— J'ai l'intention d'essayer.
L'errant se mit à rire.
— Escomptez-vous que je me batte aussi avec un sabre de bois ?
— Vous vous battrez avec ce que vous voudrez. Cela m'importe peu.
— Jeune crétin !
La main de l'homme se referma sur la poignée de son sabre. Un grand cri jaillit de la poitrine d'Orbret.
— Ahaaïe !
Et le combat fut terminé…
Stupéfait, incapable de comprendre ce qu'il voyait, Orbret regardait le corps de son adversaire. Il n'avait pas commandé à ses muscles. Il n'avait même pas commandé à son sabre de bois. Il avait été son sabre. L'arme l'avait possédé. Et ce qui venait de se passer défiait son entendement.
Sans même s'en rendre compte, Orbret avait effacé le buste. La lame de Mataqara avait frôlé le sommet de sa tête, lui tranchant une mèche de cheveux. Mais au même instant, la pointe du sabre de bois, remontant de bas en haut, s'était enfoncée dans la gorge de l'errant, lui broyant le larynx et la mâchoire inférieure, lui fendant le palais et ressortant sur le côté de son nez.
Mataqara était tombé à genoux, avait roulé sur le côté. Un horrible gargouillis s'échappait de sa face fracassée. Ses yeux étincelaient de souffrance et de rage. Il cracha un jet de sang en direction d'Orbret, tâtonna pour reprendre son sabre qui lui avait échappé.
Le jeune homme sortit de sa torpeur. Il leva son arme de bois et, de toutes ses forces, l'abattit sur le crâne de Mataqara, juste au-dessus de l'oreille. Les os craquèrent. Il frappa une nouvelle fois, et de la matière cérébrale gicla sur le sol. Mataqara s'écroula. Orbret leva une dernière fois son sabre et, le tenant à deux mains, le planta verticalement dans la nuque de son adversaire. Mataqara eut un dernier spasme puis s'amollit.
Orbret n'avait pas besoin de l'examiner pour savoir qu'il était mort. De toute manière, le vainqueur n'avait plus la force de faire un seul mouvement. Il était vidé, se sentait plus faible qu'un nouveau-né.
Mais il avait vengé Orka Tommié et lavé l'honneur du clan Hazuka !
Il eut à peine conscience que ses compagnons accouraient, se pressaient autour de lui, examinant le cadavre de l'errant. Il entendait vaguement leurs cris de surprise et d'admiration. Il revenait lentement à la vie, respirant fort, vite. Il se baissa, essuya son sabre de bois souillé aux vêtements du mort. Ses mains tremblaient, et il dut s'appliquer pour ranger l'arme dans sa ceinture.
Une main se posa sur son bras. Il tourna la tête. C'était Faraton Alb.
— Pardonnez-moi d'avoir douté de vous, Orbret Afeytah, dit respectueusement le vieil homme. Je ne suis qu'un imbécile incapable de discerner la valeur d'un homme. Vous êtes un maître !
Orbret rougit. Calhan s'approcha de lui, rayonnant.
— C'est fantastique ! Je n'ai même pas vu ton mouvement ! Tu as frappé plus vite que la foudre !
— C'est vrai ! approuva un des hommes d'armes. Comment avez-vous fait ça, Orbret Afeytah ? Enseignez-le-nous !
Orbret était bien incapable d'expliquer comment il avait fait « ça ». Sa parade et sa riposte avaient été purement instinctives. Il ne répondit pas et se détourna.
— N'insistez pas, intervint sévèrement Faraton Alb. Un maître n'est pas obligé de révéler ses secrets.
Calhan éclata de rire.
— Nous devons fêter cette victoire ! Il y a une taverne accueillante tout près d'ici, avec des belles luronnes aux gros seins ! Allons-y ! Nous y viderons quelques coupes de vin !
Orbret n'avait pas plus envie de fêter sa victoire avec des putains qu'en se soûlant. Il avait envie de rentrer chez lui, de s'agenouiller devant le petit autel de ses ancêtres et de les remercier de lui avoir légué le don de l'escrime. Il avait également envie de se reposer, de se laver, de dormir, de ne plus penser à rien. Mais il devina que, ce faisant, il décevrait ses amis.
— Un peu de vin et un beau cul ne me feront pas de mal, dit-il en souriant.
Au milieu des rires, la petite troupe s'éloigna du lieu du duel, abandonnant le cadavre de Mataqara. Les badauds s'écartèrent respectueusement sur son passage.
Nul ne le savait alors, mais la légende d'Orbret Afeytah naissait…